Bande dessinée et récit noir

Donner une définition et brosser un panorama de la « bande dessinée noire » n’est pas chose aisée et… pour cause ! Ce petit adjectif noir possède à lui seul le pouvoir de teinter singulièrement les mots qu’il accompagne. Qu’on l’accole à roman, humour, travail, caisse ou messe… et voici que ces mots prennent un sens violent qui nous plonge dans le sordide, le grinçant, l’illégal ou le démoniaque ! Souvent opposé à rose (le roman rose, la vie en rose) et au blanc- son éternel ennemi et inséparable faire-valoir-, le noir est le symbole du Mal et par là même porte en lui les notions de manichéisme et dualisme.

C’est pourquoi afin d’éviter toute confusion, essayons de tirer au clair ( !) cette ténébreuse expression de « bande dessinée noire » et tentons de délimiter son cadre d’expression.

Eliminons tout de suite la connotation ethnique de l’expression. Si on a pu parler de musique noire par exemple, en aucun cas cette acception n’est valable pour la bande dessinée dont on verra plus loin que les auteurs peuvent être d’origines aussi variées que les thématiques qu’ils développent. La question noire, celle de la discrimination raciale comme fait de société pourra par contre souvent apparaître comme un sujet de prédilection de cette bande dessinée (cf. bibliographie : La route de Selma, Peines perdues, Dusk…).

L’expression bande dessinée noire peut favoriser un autre faux sens qui consisterait à associer bande dessinée noire à bande dessinée réalisée en noir et blanc.

Ce rapprochement ne relève peut-être pas que du fait lexical. En effet, le récit noir en bande dessinée qui s’est développé dans les mêmes années que le roman noir américain (1930-50) ne pouvait –du moins au début- que se développer en noir et blanc, soumis aux conditions de publication de l’époque.

En effet, publié sous forme de feuilletons dans les quotidiens à grande diffusion nationale comme dans la presse provinciale, le comic strip américain qui bénéficiait alors d’un très large et important lectorat était soumis à ces conditions particulières de publication. Cette contrainte technique imposée par la presse a permis de mettre en valeur la très grande potentialité graphique du noir et blanc et sa richesse d’expression. Cette bande dessinée qui explorait les ombres, les contre jours, les clairs-obscurs, créait de violents contrastes ou au contraire jouait par le biais des trames et des hachures sur des nuances grisées, ne limitait pas le noir à un rôle de contour qui délimiterait les corps, les objets ou les cases, bref permettait au noir et blanc de jouer comme des couleurs à part entière et développait une véritable esthétique à laquelle se réfère toujours la bande dessinée moderne.

S’il est vrai que la bande dessinée –que l’on pourra qualifier de noire- a ainsi trouvé dans l’utilisation graphique du noir et blanc une force d’expression dramatique tout à fait en adéquation - les grands maîtres du noir et blanc s’y sont précisément illustrés (Breccia, Chester Gould, Battaglia…)- en aucun cas, le récit noir en bande dessinée ne peut être circonscrit à un récit traité en noir et blanc.

Enfin, la dernière idée qui tendrait à rapprocher bande dessinée noire et roman noir paraît la plus pertinente. La bande dessinée noire semble en effet avoir trouvé son origine dans la bande dessinée policière dont la naissance fut liée au roman noir américain.

A la naissance du récit noir, se sont pressés trois arts -arts majeurs dans la culture américaine- : la littérature, le cinéma et la bande dessinée qui,en s’influençant mutuellement, ont développé chacun dans leur langage des thématiques récurrentes et communes. Il revient à la littérature américaine d’avoir inauguré le genre. Hammett, Burnett, J. Cain et R. Chandler ont été les représentants de ce nouveau courant littéraire fin des années 20. Né dans le climat délétère du banditisme et de la violence quotidienne qu’est l’Amérique de la Prohibition, le roman « hard boiled » va connaître rapidement le succès. Aussitôt, Hollywood produit (dès 1931) des films noirs (Public Ennemy) ; pour ne pas être en reste le Chigago Tribune New York Syndicat (Note 1) passe commande à son tour d’une bande dessinée de même genre auprès de Chester Gould. C’est la naissance de Dick Tracy (1931), héros luttant contre la pègre, considéré comme la première bande dessinée policière. Aussitôt un syndicate concurrent (le King Features Syndicate) demande à Alex Raymond de donner vie à Secret Agent X9 à partir d’un scénario de… Hammett. Les liens sont indissociablement tissés entre les trois arts. Rappelons que Dick Tracy connaîtra une vie longue et tumultueuse sur le papier comme sur l’écran, puisqu’il sera le héros de très nombreux films pour la télévision et le cinéma (de1937 à 1990).

En faisant leurs premiers pas ensemble dans l’élaboration de ce genre qu’est le récit noir, littérature, bande dessinée et cinéma se sont liés étroitement et cette influence réciproque qui s’exerce à la fois sous la forme de la concurrence et de la complémentarité, ne s’est jamais démentie. Les adaptations continuent de fleurir : auteurs de bande dessinée adaptant des romans noirs (où Tardi apparaît comme un incontournable), auteurs de roman et de bande dessinée travaillant ensemble - c’est le concept même de la collection Petits meurtres des Editions du Masque d’associer écrivains et jeunes dessinateurs- citons également la très belle réussite née de l’association Fred Vargas/ Baudouin chez un éditeur qui, lui non plus n’a a priori rien avoir avec l’édition de bande dessinée. Des films, des romans des bandes dessinées se développent autour d’un personnage commun (c’est le cas du Poulpe ou de Jack l’Eventreur).

Les bases communes du récit noir

Issu de la littérature policière mais délaissant le roman à énigme, le roman noir américain peut se définir par sa volonté de peindre de façon réaliste une société corrompue et violente, en s’engageant résolument à « arpenter les trottoirs à hauteur de caniveau » (note 2).

Hammett trouva sa source d’inspiration dans sa vie même puisqu’il fut détective privé pour l’Agence Pinkerton. Son personnage de Philippe Marlowe allait populariser ce type de héros désenchanté.

Dans le récit noir, les clichés abondent balisant le genre parfois jusqu’au caricatural. On y trouve souvent les mêmes ingrédients : atmosphères nocturnes, mégapoles inquiétantes aux bas fonds sordides, personnages profondément noirs aux travers récurrents : les flics sont corrompus, les femmes sont vénales et les politiques sans scrupule flirtent avec la pègre… Le héros seul et désabusé apparaît pourtant souvent comme le personnage le plus humain et le plus naïf –avec le lecteur- car systématiquement le dindon de la farce… La langue intégrant l’argot du milieu peut s’y faire concise, cinglante, syncopée, parlée. Les dialogues à l’emporte pièce visent à la même efficacité.

Sur ces thèmes déclinables à souhait, chaque auteur peut apporter sa personnalité, son style, sa nouveauté au genre.

Une certaine bande dessinée s’est donc développée en référence à ce courant littéraire mettant en scène des affaires criminelles sans forcément dérouler une enquête policière ni même dénouer complètement une intrigue.

Les débuts de la bd noire

Penchons-nous un instant sur Dick Tracy qui apparaît comme le premier héros de cette bande dessinée policière plutôt noire.

Dick Tracy inaugure le héros de bande dessinée incorruptible et honnête engagé dans la police (Dick signifiant en argot inspecteur) pour venger son (futur) beau-père assassiné par des truands. Il apparaît d’autant plus loyal et droit qu’il côtoie sans cesse une pléiade de personnages monstrueux et défigurés. Sentimental, transi d’amour pour Tess Truehart, il se mariera et aura même des enfants. Mais il n’est pas pour autant lui-même un enfant de chœur ! Il n’a de cesse d’éliminer les truands de toute sorte : gangsters, criminels, spéculateurs… « Dick Tracy se conduit moins en héros qu’en instrument de la violence générale dont il se distingue à peine par cette contre-violence. Seuls ses mobiles diffèrent de ceux d’en face… » (Note 3)

Souvent qualifié de dur et brutal, le graphisme dynamique de Chester Gould qui se caractérise par des traits épais et de larges aplats présente aussi une certaine élégance dans la rectitude de ses lignes et la profusion de ses angles droits (qui rappellent l’architecture des années 20 et le design d’avant-guerre). Travaillant sur les contrastes bruts - entre le noir et blanc (jamais atténué par des grisés ou demi-teintes) ou entre les style graphiques (dessin réaliste pour les décors/ dessin expressionniste pour les personnages), Chester Gould restitue cette ambiance dure, ancrée dans le violence quotidienne urbaine (Chigago) et concentre sa technique graphique et narrative à des fins essentiellement dramatiques.

Mais là où il se démarque des codes du roman noir, c’est qu’il ne répugnera pas à tenter quelques incursions dans les domaines du fantastique ou de la science-fiction :personnages aux pouvoirs surnaturels ou venus de l’espace (Dick Tracy Junior, son fils adoptif finit par épouser Moon Maid, fille du gouverneur de la Lune); gadgets ultra sophistiqués…, le tout servi avec un certain humour.

Francis Lacassin souligne que l’on trouve dans Dick Tracy autant d’influences issues du roman noir que des « dime novels » (romans à 4 sous de la fin du 19ème siècle) et du serial (roman feuilleton publié dans la presse puis diffusé sur les ondes) où se mêlaient sans complexe le réalisme et la violence de la vie quotidienne avec l’onirisme du monde surnaturel.

Ainsi Chester Gould n’a pas créé une série qui devait figer la bande dessinée policière dans un genre précis et rigide. Mais tout en reprenant à son compte des thèmes en vogue à l’époque, il permettait de laisser grande ouvert le genre policier noir en bande dessinée.

Mais lassé de subir les critiques qui l’accuseront de développer le vandalisme et la criminalité, confronté aux menaces de la Cour Suprême, C. Gould abandonnera la bande dessinée en 1977 et laissera son héros entre les mains d’autres auteurs.

C’est d’ailleurs la censure qui s’exprimera en France par la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse qui interdisait de publication toute œuvre de nature « à démoraliser la jeunesse » qui mit fin à l’importation de la bande dessinée américaine déjà mise à mal par le deuxième conflit mondial. En 1940, en effet, les ponts sont coupés entre l’Europe et l’Amérique. La bande dessinée américaine sera interdite par le Reich. La bande dessinée européenne auparavant envahie par la bande dessinée américaine sous forme de traductions ou d’adaptations, qui avait du mal à trouver ses propres marques, va bénéficier de ce protectionnisme culturel imposé et de nouvelles créations vont ainsi voir le jour qui ne sont plus de pâles imitations des modèles américains (en 1942, Hergé fonde le noyau du futur studio Hergé qui allait faire la gloire de la bande dessinée belge).

Néanmoins, marqué par la tradition du récit illustré destiné aux enfants et sévèrement contrôlé par la loi de 1949, la bande dessinée passe entièrement du côté de l’édition pour le jeunesse.

Les auteurs franco-belges vont ainsi créer leurs propres héros de bande dessinée policière. Mais ceux-ci, coincés par la censure moralisatrice, évolueront dans un monde moins noir, se situant plutôt dans la tradition policière d’aventure (Jean Valhardi), de l’énigme à élucider ou dans un registre plus proche du fantastique (Jess Long).

Créé en 1956 par Maurice Tillieux, Gil Jourdan par exemple n’a rien du privé cynique ou désespéré traînant dans les bas fonds new yorkais, c’est plutôt un détective privé bon enfant peu violent, aidant la police (incarnée par l’inspecteur Croûton), secondé fidèlement par sa courageuse secrétaire Queue de Cerise et l’ancien repris de justice Libellule à l’humour vaseux… bref, un autre monde !

Il faudra attendre l’émergence d’une bande dessinée plus adulte en France (c’est à dire qui ne s’adresse plus à un lectorat strictement enfantin) pour renouer avec le roman noir et avec le néo-polar.

Né dans les années 80, le néo-polar tout en continuant de fouiner dans les recoins les plus sombres de la nature humaine, dénonce les inégalité et les injustices sociales, puisant son inspiration dans les faits divers ou les scandales de l’histoire contemporaine. Engagé, parfois militant, le néopolar est le roman contemporain par excellence : contestataire, dénonçant le racisme, les inégalités sociales et les magouilles du pouvoir. La violence n’y est pas montrée comme le fait exclusif de quelques criminels mais comme la conséquence directe de la corruption totale de la société (y compris police, justice et politiciens)..

Cet aspect critique déjà lisible dans le roman noir se développe dans le néo-polar et dans les récits en bande dessinée issus de ce courant. Jean-Patrick Manchette qui participe de cette rénovation du polar en France (dans les années 70-80) en publiant une dizaines de romans, réalise en 1977 une bande dessinée Griffu en collaboration avec Jacques Tardi. Marginal cynique et désabusé, Griffu se prétend « conseil juridique » plutôt que détective. Sans scrupule ni état d’âme, sa seule motivation est l’appât du gain. Embarqué pour les beaux yeux d’une femme dans une histoire de spéculation immobilière où trempe un député malhonnête, il sera poursuivi par divers protagonistes (les frères Morel chez qui il s’est introduit par effraction, les sbires du député, les gardes du corps de Pâquerette, propriétaire de boîte de nuit…) et finira par y laisser sa vie. Dans cet album où les idéalistes sont ridiculisés (cf. la caricature du rédacteur de Rébellion Hebdo) et où toute croyance en un idéal est impossible, les problèmes sociaux sont pointés du doigt : des immigrés voient leurs appartements insalubres incendiés, des personnes âgés subissent les menaces d’expropriation du puissant Office d’Urbanisme. L’évocation des problèmes sociaux, fait novateur dans la bande dessinée francophone des années 70, montre l’engagement de Manchette et sa volonté de dénoncer les dysfonctionnements de la société contemporaine. (Suivi par des auteurs français comme Daenninckx, Pouy, Jonquet, le néo-polar semble avoir encore un bel avenir devant lui.)

La bande dessinée que l’on croyait réservée aux récits d’aventures pleins d’actions et de rebondissements, montre sa capacité à travers le récit noir à donner une épaisseur psychologique à ses personnages, donnant la parole à des héros désenchantés, déçus ou psychologiquement affaiblis et prend désormais le temps d’installer un contexte socio-politique ou d’affiner une atmosphère

Des personnages de détective privé, désabusés ou marginaux, apparaissent alors dans le monde des cases : Harry Chase (1976), Sam Pezzo (1979), Alack Sinner (1975) ou l’Inspecteur Canardo (1979) sont quelques-uns uns des héros -ou anti héros- représentants de cette nouvelle bande dessinée policière noire.

Après avoir quitté la police new-yorkaise, écœuré par ses méthodes expéditives, Alack Sinner est devenu un privé amer et désespéré. Par la suite chauffeur de taxi, il traîne son pessimisme et sa tristesse nostalgique au Bar à Joe, recueillant les confidences des personnages de passage et se livrant parfois à son tour révélant ainsi des pans de son passé.. Le graphisme étonnant de Munoz, déformé et expressionniste, traduit cette difficulté de vivre, cette solitude des personnages dont l’épaisseur psychologique prend le pas sur le déroulement de l’action.

L’inspecteur Canardo lui pourrait être une réincarnation animalière de Columbo (référence incontournable de l’imper) ou d’Humphrey Bogart (le côté séducteur). A travers ce personnage de détective privé, pilier de bar invétéré, passant son temps entre filatures et absorption de substances alcoolisées, Sokal dresse un portrait sombre et cynique de notre société et des travers humains.

Peu fréquente dans le domaine du polar, la bande dessinée animalière, très représentée dans la bande dessinée pour enfants, trouve en Blacksad un écho à Canardo et une belle occasion d’exprimer et de développer des rapprochements et des parallèles entre l’humain et la bête. L’originalité de ce titre qui fait apparaître les personnages sous les traits d’animaux -. Blacksad est un chat, l’inspecteur Smirnov un berger allemand, le méchant un espèce de reptile… - est de leur conférer les attributs attendus de leur espèce : le chat sera rusé, le reptile fourbe, le gorille fort… Toute cette faune lâchée dans la ville -qui comme chacun sait est une véritable jungle- se comporte comme des êtres humains : « Métaphore sur la bestialité de l’espèce humaine, le transfert du peuple animal dans une ville et une atmosphère typiquement humaine donne une force curieuse à l’album » (Note 4).

Les thèmes développés par cette bande dessinée noire sont en priorité la dénonciation du racisme (Dusk, Sur la route de Selma) et des magouilles politiques (Sin City, Le pouvoir des innocents, la Grande Arnaque).

Le simple relevé de titres d'albums donne bien des informations sur les thématiques développées. Les références à la ville (Sin City, Intrique new yorkaise, le privé d’Holliwood, Sur la route de Selma), à la couleur noire (Nuit noire, La boite noire, Blacksad) ainsi qu’à l’enfer (From Hell, Un privé en enfer, Sin City) sont récurrentes. La série Soda qui joue d’ailleurs sur la double identité du personnage principal (un flic qui n’a pas osé avouer à sa mère qu’il n’est pas le pasteur qu’elle croit) décline toutes les possibilités de titres référencées à la morale biblique induites pas cette ambiguïté : « Tu ne tueras point », « Lève toi et meurs », « prières et balistique » « Tuez en paix » « Dieu est mort ce soir » … etc. Mais c’est le champ lexical de la mort et de la violence qui se taille la plus belle part (Liens de sang, Bloodline, Berceuse assassine, Le Tueur, La bande décimée, Crimes d’art, Exit, Qu’elle crève la charogne…)

On perçoit également que dans tous ces récits, l’enjeu principal ne réside pas dans la résolution d’une énigme de type « qui a tué ?» ou encore « pourquoi a-t-il tué ? » mais bien de montrer comment « tout ça, de toute façon, va mal finir ». Tous les destins des personnages mis en scène dans ces récits sont irrémédiablement tragiques et on verra comment les procédés de montage mis en oeuvre par les auteurs concourent à cette mise en scène du tragique et du dramatique.

Très peu de personnages pourront s’extraire de leur état ou de leur condition sociale. Ils seront impuissants à prendre leurs destins en mains (comme Marc dans Nuit noire) et lorsqu’ils essaient, l’issue est fatale. Comme le souligne un des personnages d’Intrigue New yorkaise : « c’est le syndicat qui décide, l’oublie pas. Ils veulent que tu bosses, tu bosses. Tu veux t’arrêter, tu tombes » (p.13, les pronoms sont en gras dans l’album insistant bien sur la solitude de l’individu et son impossibilité de décider de sa vie).

Tout espoir de bonheur, de réalisation sociale ou personnelle, est condamné. Le récit qui met souvent en scène les personnages au moment où ils ont décidé de changer de vie orchestre magistralement cet échec : c’est au moment de réussir que tout s’écroule et que les personnages sont définitivement voués à la mort symbolique et le plus souvent physique (cf. P –dont le titre illustre bien le propos, Ieines perduesntrigue new yorkaise, Qu’elle crève la charogne, Griffu..). Quant au privé, on sait qu’il fait souvent les frais de son enquête, laissant toujours une part de son innocence derrière lui.

La dimension « christique » du privé est d’ailleurs souligné par Vincent Di Rosa dans un article consacré au personnage du détective (Note 5). Il relève que chez Trillo, le privé devient la conscience vivante de l’humanité pour laquelle il souffre : «parce qu’il sait, le détective doit expier la faute et le péché avant de contaminer le reste du monde : il se retrouve crucifié ».

Le polar devient le récit du tragique par excellence, de la condition humaine.

Cette exacerbation du fatum, qui oscille entre prédestination superstitieuse et déterminisme social, peut être assez originalement développée. Dans La grande arnaque, les auteurs ponctuent le récit d’arrêts où des personnages (plutôt secondaires) interviennent et s’adressent directement au lecteur un peu à la manière du chœur antique : donnant des éclaircissements sur les personnages principaux ou commentant le déroulement du récit, proposant des flashes back explicatifs, se lamentant de la tournure des évènements, apostrophant les personnages principaux… Ces pauses dans le récit, tout en introduisant une distanciation avec l’action et en désamorçant par l’humour l’angoisse du récit, maintiennent le suspens. Mais ils soulignent également cette fatalité du destin et la vanité de leurs efforts à tenter d’en modifier le cours. Ces personnages entretiennent également une sorte de connivence ou de complicité avec le lecteur, le prenant à témoin de ce que le récit a aussi de fictif ou d’irréel. Car la bande dessinée aime particulièrement jouer avec ses propres codes en amenant le lecteur à prendre conscience de façon ludique des stratagèmes de fabrication et des opérations codiques de la narration.

Si la bande dessinée développe les mêmes thématiques et emprunte parfois les mêmes procédés que le roman noir, on verra que c’est par les spécificités de son langage qu’elle semble le mieux renouveler à sa façon ce genre du polar.

Dans le roman noir, comme dans le film noir, le récitatif à la première personne et au passé est souvent de mise, nous permettant de pénétrer dans l’intimité des réflexions du personnage, de saisir son caractère tout en donnant un fil conducteur et un style au récit. On retrouve cette inclination pour la narration à la première personne dans de nombreux récits noirs de bande dessinée (Griffu, Blacksad, Miss, Le Choucas…)

Mais en bande dessinée, ce récitatif est accompagné d’une image qui nous délivre –de façon complémentaire ou paradoxale- des informations concernant l’action ou le lieu. Et cette image conformément à la volonté d’épure ou de dégraissage de l’écriture policière, autorise une économie encore plus grande de commentaires descriptifs. Arrêtons-nous un instant sur un exemple, celui du Choucas (Tome 1, p.41).

Sur cette planche, une vignette verticale propose, dans un plan d’ensemble en contre plongée, un haut mur en avant plan où l’on distingue le haut des lettres « Lyon » strié par des fils électriques, puis en arrière plan quelques immeubles, un escalier où l’on aperçoit une silhouette. Le texte blanc sur fond noir, le noir du haut du dessin, inséré donc dans l’image elle-même : « je n’étais plus qu’à quelques dizaines de marches de Olga Odos. Etait-ce l’imminence de cette rencontre ou la longueur de mon ascension qui envoyait mon cœur taper avec précipitation dans le holster sanglé autour de ma poitrine ? Dans le doute, je me suis promis de me remettre au jogging. »

En plus de la localisation discrète du héros (l’arrivée en gare de Lyon annoncée la case précédente), l’image conforte l’impression d’ascension pénible (le personnage est en bas de l’image), d’angoisse latente et de suspense larvé tout en accentuant l’atmosphère sombre de la scène. Le texte qui désamorce l’inquiétude par l’humour, se trouve dans une parfaite complicité et complémentarité de l’image.

La bande dessinée a donc cette avantage de conforter ou de multiplier les informations narratives qu’elles soient visuelles ou textuelles. Elle peut jouer également de ces rapports textes/images en exagérant les contradictions piégeant ainsi le lecteur. C’est le cas par exemple dans Le tueur où comme le titre l’indique, le personnage principal est un tueur professionnel que l’on découvre planqué en attente de sa prochaine victime, « toujours prêt à jouer le jeu : sauver sa peau et trouer celle des autres ». En lui donnant la parole, les auteurs nous introduisent dans l’univers mental et passablement vacillant du Tueur. Les dessins dans un découpage très aéré, donnent à voir un homme au bord de la crise de nerfs alors que sa voix très sûre nous assène ses certitudes « pas la peine de me parler de justice ou de morale. Même Dieu, je ne le connais pas. Chez moi, il a un casier…. Mon seul mobile pour faire ce que je fais, c’est l’argent ». Dans l’attente interminable de la proie, des souvenirs incontrôlables affluent à l’esprit du Tueur sous forme d’images flashes, les certitudes s’effritent, la solitude morale et psychologique atteint son paroxysme, les images du récit où vision subjective et vision objective se mêlent vont se déformer et se fragmenter à l’instar de son esprit disloqué.

Dans Qu’elle crève la charogne, ce sont aussi les propos du héros qui nous emmènent sur de fausses pistes en ne nous confiant que des informations partielles ou subjectives alors que les images plus neutres induisent implicitement une réalité plus complexe, révélant au final que la soi-disant victime est en fait le bourreau.

La bande dessinée excelle dans cette capacité de communiquer simultanément plusieurs versions de faits parfois complémentaires, parfois contradictoires. Les images qui peuvent appartenir à des temps ou des espaces différents (plusieurs scènes se déroulant au même moment) ou être assumées par des personnages différents (changement de point de vue, hallucinations, projection mentales ou témoignage ?), s’imbriquent et s’interfèrent provoquant des effets inédits de lecture. Comment démêler l’image qui se donne pour objective de celle qui est subjective (assumé par un personnage du récit) ? A quel niveau de la représentation se vouer ? Tous ces procédés qui pimentent l’intérêt du lecteur averti tendent à lui donner un rôle actif, l’amenant à tenir ses sens en alerte et à affiner ses stratégies de lecture, et ce pour son pour son plus grand plaisir car ce qu’apprécie tant l’amateur de lecture de bande dessinée, c’est de se prêter à la relecture de ces albums.

Dans Intrigue new yorkaise, ce n’est en effet qu’à la fin du récit qu’on s’aperçoit que les images d’ouverture n’étaient que des « mises en scène » destinées à tromper les tueurs (et le lecteur) qu’au bout du compte, ces images ne montrent qu’une partie de la réalité fictionnelle et qu’il ne nous reste plus qu’à recommencer notre lecture pour pouvoir dominer en redécouvrant sous un nouveau jour l’intrigue.

Loin de mener un récit de façon linéaire ou chronologique, la bande dessinée utilise à sa façon les ressources du montage tout en jouant de certains procédés stylistiques de la narration.

Le procédé de la métaphore transposée dans son adaptation visuelle peut être par exemple au service de la dramatisation du récit en bande dessinée.

En se comparant à l’alligator, « tueur implacable, infaillible et solitaire », le Tueur introduit cette image de l’animal - image d’abord mentale mais qui prendra ensuite réellement corps dans le récit- qui reviendra sans cesse au cours des trois volumes de la série (et composera même la couverture du tome 2). Cette image récurrente joue le rôle d’un leitmotiv, synonyme de menace sournoise et de danger implicite, distillant du suspense et jouant sur la montée de la tension dramatique.

Le procédé du flash-forward qui consiste à introduire un plan montrant une action chronologiquement postérieure au récit et dont la signification ne sera donc dévoilée que plus tard dans la lecture est un procédé particulièrement efficace dans la bande dessinée noire.

Dans le Tueur, des images (gros plan sur des yeux écarquillés) sont introduites en avance dans le récit sans explication immédiate ; elles se répètent (avec un cadrage qui va s’élargissant) jusqu’à trouver leur point d’ancrage dans le récit et révéler leur sens final (les yeux appartiennent à une victime dont on a suivi la traque jusqu’à l’élimination finale).

La technique du montage alterné qui consiste à entremêler des épisodes séparées dans le temps peut être aussi relevé.

Nuit noire s’ouvre sur le meurtre de deux policiers. Aussitôt, Joey et Marc partent en cavale. Dès lors, le récit chronologique de leur fuite se trouve entrecoupé par des flashes back relatant leurs souvenirs communs alors que des voix hors champ s’inscrivant dès la page 13 nous permettent de comprendre que l’interrogatoire et le procès sont déjà irrémédiablement commencés, inscrits dans le futur proche de Marc.

Cette construction très maîtrisée par cette structure qui alterne présent, passé et avenir (en une composition par double planche) permet d’introduire une distance avec le récit, de l’interroger, de lui donner une épaisseur réflexive. Tout en étant saisi par l’intrigue (que va-t-il se passer ? comment vont-ils faire ?), le lecteur est aussitôt amené à s’interroger sur ces personnages en déroute, sur la folie violente de Joey comme sur l’incapacité de Marc à le raisonner, coincé entre son amitié et sa faiblesse de caractère.

Cette technique qui entremêle des scènes distinctes dans le temps tout en proposant pour certaines des commentaires énoncés a posteriori mais lisibles en contrepoint immédiat de l’action présentée montre encore cette capacité de la bande dessinée de jouer sur plusieurs registres à la fois (espace/temps, dialogues/ texte off, texte/image).

Ainsi, la bande dessinée qui a participé à l’émergence et l’élaboration du genre noir, a montré ses capacités à adapter ou renouveler ses thématiques tout en utilisant les ressources spécifiques de son langage.

La bande dessinée est un des secteurs éditoriaux les plus en forme de ses dernières années (record du nombre de titres parus et d’exemplaires vendus) et le polar apparaît comme un des genres les plus dynamiques de la littérature (la production de romans policiers dopant la production romanesque). L’alliance de ce genre populaire avec ce langage spécifique que développe la bande dessinée est particulièrement productif en terme de qualité et de diversité narrative. Très référencé au roman noir en général, la bande dessinée noire a su proposer par la spécificité de ses procédures dramatiques un éclairage nouveau sur ce genre.

Si les catalogues de nombreux éditeurs spécialisés (ou non) en bande dessinée proposent au moins une collection policière, la bande dessinée actuelle semble se tourner vers des centres d’intérêts différents, moins explorés dans l’histoire de la bande dessinée (comme le récit autobiographique ou le récit de reportage). Il n’en reste pas moins une bibliographie importante dans le domaine et des œuvres de qualité à lire et à … relire, bien sûr !

Article paru dans Le Français Aujourd'hui, N°138, juillet 2002

Notes

Note 1 : le syndicate est une agence de gestion de droits de bandes dessinées spécialisée dans la prospection et la publication de matériel dessiné. Crée à partir de 1915 aux Etats-Unis qui offrait un marché très porteur (on comptait en 1910, plus de 2.500 quotidiens sur le territoire américain avec un tirage d’environ 25 millions d’exemplaires).

Note 2 : Extrait de « Ouverture », in Dictionnaire du roman policier, Bordas.

Note 3 : Extrait de « De Nick Carter à Dick Tracy ou la ballade de la tronçonneuse », préface de Francis Lacassin, in 2ème volume de Dick Tracy (1937) publié en 1987 chez Futuropolis.

Note 4 : Extrait de la critique de Cervantes du 20.04.01 sur le site bdparadisio.com/scripts/view critics.

Note 5 : « De quelques polars récents et de la figure du détective »,Vincent Di Rosa, p.77 in Phylactère n°2, 2000.

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